Le dernier soupir du maure by Salman Rushdie

Auteur:Salman Rushdie [Rushdie, Salman]
La langue: fra
Format: epub
Publié: 2016-08-27T16:13:53+00:00

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Elle était bien sûr au courant à propos des jeunes filles du temple d’Abraham, elle l’avait su dès le début. « L’homme qui veut garder-der des secrets ne devrait pas parler dans son sommeil, marmonna-t-elle un jour. J’en ai eu tellement marre du jargon nocturne de ton papa que j’ai quitté sa chambre. Une dame a besoin de repos. » Et, tandis que je repense à cette femme fière et active, je l’entends me dire quelque chose d’autre sous ces phrases désinvoltes – je l’entends admettre qu’elle, qui refusait tout compromis et qui n’acceptait aucun accommodement, s’y était résignée dans le cas d’Abraham, admettant que la chair soit faible, ce qui le rendait incapable de résister à la tentation de goûter aux marchandises qu’il importait du Sud. « Les vieux, grogna-t-elle un autre jour, toujours re-reluquer les bachchis. Et ceux qui ont beaucoup de filles sont les pires. » Pendant un certain temps, je fus assez jeune et assez innocent pour considérer ces réflexions comme relevant du processus par lequel elle se projetait dans la vie des personnages de ses toiles ; mais quand ma propre concupiscence eut été éveillée par la main de Dilly Hormuz, je commençai à comprendre.

Les huit années qui nous séparaient Mynah et moi m’avaient toujours étonné, et ainsi, quand la compréhension s’abattit sur mon esprit de jeune-vieil enfant comme une langue de feu, je fus incapable – moi à qui l’on avait toujours refusé la compagnie de mes congénères et qui, très jeune, utilisais un vocabulaire d’adulte sans la finesse ni le contrôle d’un adulte – de m’empêcher de révéler maladroitement ma découverte : « Tu as cessé de faire des bébés, m’écriai-je, parce qu’il avait des aventures avec d’autres femmes.

— Je vais te filer un chapat, me promit-elle, qui va te casselifier les dents dans ton visage d’effronté. » Cependant, la gifle qui suivit n’entraîna pas de problèmes dentaires majeurs. Cette douceur était la confirmation dont j’avais besoin.

Pourquoi n’affronta-t-elle jamais Abraham à propos de ses infidélités ? Veuillez considérer qu’en dépit de sa liberté de pensée et de sa bohème, Aurora Zogoiby était encore, dans quelque sombre recoin de son cœur, une femme de sa génération, une génération qui trouvait tolérable et même normal ce genre de conduite chez un homme ; une génération dont les femmes oubliaient leur chagrin en l’enterrant sous des banalités sur la nature de la bête et son besoin de gratter une démangeaison de façon périodique. Pour le bien de la famille, ce devoir absolu au nom duquel tout était possible, les femmes détournaient les yeux et gardaient leur douleur dans un nœud de tissu au bas de leur dupatta ou boutonnée dans une petite bourse de soie, comme de la menue monnaie et les clefs de la maison. Et peut-être aussi parce qu’Aurora savait qu’elle avait besoin d’Abraham, elle avait besoin de lui pour s’occuper des affaires et la laisser libre de se consacrer à son art. Sans doute cela fut-il aussi simple que je vous le dis, de la complaisance et la trouille.

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